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DCXXXVII

Permission accordée à Gadifer de la Salle de faire fortifier sa maison de Ligron, dans la châtellenie de Thouars.

  • B AN JJ. 117, n° 224, fol. 145
  • a P. Guérin, Archives historiques du Poitou, 21, p. 141-145
D'après a.

Charles, etc. Savoir faisons à touz, presens et avenir, de la partie de nostre amé Gadifer de la Sale1, chevalier du païs de Poitou, nous avoir esté exposé, en nous suppliant humblement, que comme il ait et tiengne en fié de nostre [p. 142] ame et feal cousin le sire de Cliçon une maison assise en la ville de Ligron, en la chastellenie de Thouars, la quele maison est bien aisiée, ordené et disposée pour fortifier et emparer, et la quele le dit chevalier, tant pour ce que lui, ses gens et familiers y puissent estre et demourer seurement, comme pour ce que les bonnes gens voisins du plat païs d’environ la dite maison y aient et puissent avoir, en cas de besoing et necessité, retrait et refuge pour eulx et leurs biens, feroit volentiers fortifier et emparer, mais que sur ce li voulsissions donner et impartir nostre congié et [p. 143] licence. Et nous inclinans à sa supplicacion, considerans les bons et agreables services que le dit chevalier nous a longuement et loyaument faiz en noz guerres, et esperons qu’il face encores ou temps avenir, et afin que les bonnes gens du païs d’environ la dite maison y puissent dores en avant retraire et mettre à sauveté eulx et leurs biens, en cas de necessité, au dit Gadifer, de nostre auctorité royal, certaine science, pleine puissance et grace especial, avons donné et octroié, donnons et octroions par ces presentes congié et licence et auctorité de la faire fortifier, emparer [p. 144] et garder, à ses despens, et que icelle ainsi fortifiée et emparée lui, ses hoirs, ses successeurs et ceulx qui de lui auront cause ou temps avenir, la puissent tenir, possider et garder, comme forteresce notable et d’ancienneté, ou cas toutevoies que le dit sire de Cliçon, de qui la dite maison est tenue en fié, se vouldra à ce consentir, senz ce que eulx ou aucuns d’eulx soient ou doient estre, ores ou ès temps avenir, contrains ou molestez à ycelle abatre ou demolir. Si donnons en mandement par ces presentes au bailli des Exempcions de Touraine, de Poitou, d’Anjou et [p. 145] du Maine et à touz les autres justiciers et officiers de nous et de nostre royaume, presens et avenir, ou à leurs lieuxtenans et à chascun d’eulx, si comme à lui appartendra, que le dit Gadifer, ses hoirs, ses successeurs et ceulx qui de lui auront cause ou temps avenir, ou cas dessus dit, laissent, facent et sueffrent user et joir plainement et paisiblement de nostre presente grace et octroy, senz leur y mettre ne souffrir estre mis, ores ou ès temps avenir, aucun empeschement ou destourbier. Et pour ce que ce soit ferme et estable chose à touzjoursmès, nous avons fait mettre nostre seel à ces presentes. Sauf en autres choses nostre droit et l’autrui en toutes. Donné en nostre hostel de Beauté sur Marne, le darrenier jour d’aoust l’an de grace mil ccc. iiiixx, et le xviie de nostre regne.

Par le roy. H. Blanchet.


1 Cet acte et surtout les lettres de rémission d’avril 1385, publiées ci-dessous (n° DCLXXXVII), ajoutent quelques traits marquants à l’histoire d’un personnage curieux et jusqu’ici peu connu. Les biographes, quand ils parlent de Gadifer de la Salle, ne disent ni qui il était, ni d’où il venait, ni comment il finit. Ils ne connaissent de lui que sa participation à un voyage de découverte aux îles Canaries ; son prénom de Gadifer est présenté comme un nom patronymique. Nous voyons qu’il appartenait à une famille de la Salle, originaire sans doute de Poitou ou en tout cas établie dans ce pays, et qu’il y possédait entre autres fiefs la maison forte de Ligron. Les membres de cette famille, du moins à l’époque où nous la rencontrons, empruntent volontiers leurs prénoms aux romans de chevalerie. Le père de Gadifer se nommait Ferrant et son frère Brandelis. Cela peut être l’indice d’un goût héréditaire d’aventures, que dans tous les cas la vie accidentée de Gadifer ne dément point. L’enlèvement raconté dans les lettres d’avril 1385 en est une première preuve. Ce document, qu’on lira plus loin, fournit en outre quelques renseignements sur la parenté et les alliances de la famille de la Salle en Poitou.

Gadifer fit ses premières armes l’an 1372, lors de la reprise de son pays sur les Anglais, dans l’armée de du Guesclin et des trois ducs de Berry, de Bourbon et de Bourgogne, plus particulièrement sous les ordres de ce dernier, si l’on en juge par un extrait des comptes de ce prince. Notre chevalier lui avait gagné au jeu de paume trente-un francs qui lui furent payés le 22 novembre 1372 à Saumur, où ils se trouvaient en compagnie du connétable, d’Olivier de Clisson, etc. « A messire Cadifer de la Sale, chevalier, auquel mondit seigneur les avoit perduz estant au jeu de paume, par mandement de monseigneur et quittance du dit messire Cadifer, donnée le xxiie de novembre… xxxi. franz ». (E. Petit, Itinéraires de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur, ducs de Bourgogne. Paris, Imp. nat., 1888, in-4°, Doc. inédits, p. 490.) Un compte du trésorier des guerres nous apprend qu’il servait encore l’année suivante en Poitou, sous le duc de Berry, et commandait à une compagnie de cinq chevaliers et de vingt-deux écuyers. (Intr. de notre t. IV, p. lxv.) Le duc prit Gadifer en affection, le créa son chambellan et encouragea son penchant pour les expéditions lointaines. Car, entre autres mentions des registres de comptes de son hôtel, nous relevons celle-ci : « A messire Gadiffer de la Sale, chevalier, chambellan de monseigneur, auquel mondit seigneur a donné pour une foiz de grace especial, c. frans pour aidier à faire son voyage de Pruce, où il entant aler, à lui paiez par mandement donné le dernier jour d’octobre l’an ccc. lxxviii. » (KK. 252, fol. 168 v°.) Il allait prendre part sans doute, comme ses compatriotes Moreau de Magné et Jean de Verruyes, mentionnés quelques pages plus haut (voy. p. 103 note), à une croisade des chevaliers de l’Ordre teutonique. Les lettres d’avril 1385 nous font connaître son retour (au commencement de l’année 1381), et la façon dont il occupait ses loisirs.

Gadifer trouva aussi dans Louis duc d’Orléans un protecteur bienveillant, qui aimait les voyages et les aventures. C’est aux frais de ce prince qu’il prit part, au milieu de l’année 1390, à l’expédition de Barbarie, sous la direction du duc de Bourbon. A peine de retour en octobre 1390, il part de nouveau pour la Prusse, avec plusieurs chevaliers, compagnons du duc en Barbarie, parmi lesquels nous citerons seulement Jean de Trie et Boucicaut. Il s’agissait encore d’une sorte de croisade, sur laquelle nous n’avons pas d’éclaircissement, et qui était terminée en avril 1391. Au mois d’octobre 1396, il accompagna le duc d’Orléans, dont il était devenu chambellan, à Saint-Omer pour le mariage d’Isabelle de France, fille de Charles VI, avec Richard roi d’Angleterre, et nous le retrouvons au mois d’avril 1401 à la suite de son maître, lors de l’entrevue de celui-ci avec le puissant duc Guillaume de Gueldre. (E. Jarry, La vie politique de Louis de France, duc d’Orléans. Paris, 1889, in-8°, p. 55, 180 et 250.)

Dans l’intervalle, Gadifer de la Salle avait rempli les fonctions de sénéchal de Bigorre. C’est ce que nous apprend une procédure criminelle dirigée contre lui par le procureur général du roi et Arnaudon de Vézien, et dont l’on trouve six fois la trace entre le 21 juillet 1394 et le 6 avril 1396, dans les registres du Parlement. L’on y apprend qu’il fut pourvu de cet office en septembre 1391, après la mort d’Arnaud Guillem, dont il avait été, lors d’une précédente vacance, le compétiteur malheureux. Si l’on en croit son défenseur, l’avocat Jean de Popincourt, qui devint, quelques années plus tard, premier président du Parlement, Gadifer s’appliqua, dès son entrée en fonctions, à déraciner les abus de l’administration, et imposa, entre autres réformes, la résidence aux officiers royaux, sous peine d’être privés de leur traitement, ce qui lui attira la haine des mauvais fonctionnaires. Des enquêtes faites contre plusieurs révélèrent des faits graves qui nécessitèrent des poursuites. Dominique de Vézien, père du demandeur, et procureur du roi au pays de Bigorre, était soupçonné d’avoir assassiné sa femme ; l’information prouva qu’il était au moins l’instigateur du crime. Ayant refusé de comparaître à l’assignation, le sénéchal le fit arrêter et conduire non pas dans les prisons de Tarbes, qui n’étaient pas assez sûres, plusieurs évasions s’y étant produites récemment, mais dans celle d’un château voisin. Suivant la procédure ordinaire, il fut mis à la question et avoua son crime. Laissé seul un instant, il voulut fuir et sauta par une fenêtre ; dans sa chute il se tua. Telle est, résumée, la version de la défense. Toute autre est celle du fils de la victime, auquel s’était joint le procureur général. Gadifer était vindicatif ; il attribuait l’échec de sa première candidature au sénéchalat à Dominique de Vézien. De là contre celui-ci une série de persécutions et de violences qui alla jusqu’au meurtre. La prétendue évasion de la victime n’était qu’une fable, que le sénéchal avait cherché à accréditer. La vérité était qu’il avait fait prendre, sans aucun motif, son ennemi par des hommes armés qui l’avaient meurtri et ensanglanté, traîné en prison au château de Campo, soumis aux plus cruelles tortures et finalement précipité du sommet d’une tour, au bas de laquelle il avait trouvé la mort. Ce fait avait eu lieu en novembre 1393. De ces deux récits contradictoires la vérité ne peut être dégagée, l’arrêt définitif ne se trouvant point dans les registres du Parlement. La dernière fois que l’affaire est mentionnée, c’est le 6 avril 1396. La cour accorde un nouveau délai à Gadifer de la Salle, toujours qualifié sénéchal de Bigorre, sous prétexte des affaires de son gouvernement. (Voy. Arch. nat., X2a 12, fol. 214 v°, 264 r° et v°, 300 ; X2a 13, fol. 43.) Si l’on ne peut, dans cette malheureuse circonstance, accepter comme fondée l’accusation portée contre notre chevalier, on doit dire cependant qu’il y a contre lui une grave présomption. Le 7 août 1395, le Parlement condamna pour d’autres excès commis antérieurement (l’an 1386) contre Dominique de Vézien, Guillaume de Quimbat, receveur de la sénéchaussée de Bigorre, à faire amende honorable nu tête et en chemise et à demander pardon pour ces violences, à payer au fils de Vézien une amende profitable de 100 livres tournois et une autre de 200 livres envers le roi. De plus, il fut privé de sa charge et déclaré indigne et incapable d’exercer à l’avenir aucun office royal (X2a 13, fol. 84 v°). Or, ce Guillaume de Quimbat nous est présenté par l’accusation comme l’instrument du sénéchal. Coupable ou non, Gadifer dut se tirer assez facilement d’affaire. Nous avons vu qu’il ne manquait pas de protecteurs haut placés.

Quoi qu’il en soit, ce qui rendit célèbre le nom de Gadifer de la Salle et lui valut de passer à la postérité, c’est la part que prit ce hardi chevalier avec l’illustre Jean de Béthencourt, non pas à la découverte, comme on l’a dit peu exactement, mais plutôt à la conquête des îles Canaries. Les deux intrépides explorateurs s’étaient rencontrés déjà en Barbarie. La nouvelle expédition commandée par Béthencourt partit des côtes de Normandie. Elle fit relâche à la Rochelle, où la rejoignit Gadifer, « un bon et honeste chevalier qui alloit à son adventure », suivant l’expression de l’un de ceux qui l’accompagnèrent, et avec plusieurs bâtiments quitta ce port le 1er mai 1402. Ils s’arrêtèrent quelque temps en Espagne et arrivèrent à Lancerote, où ils bâtirent un fort. De là Béthencourt retourna en Espagne chercher des soldats. Pendant son absence, Gadifer, après avoir réprimé une révolte de ses troupes, étendit sa domination sur les îles voisines. Béthencourt, revenu avec des renforts et revêtu du titre de seigneur de toutes les Canaries, fit une expédition au cap Bojador et soumit l’île Fortaventure. Après une tentative infructueuse sur la grande Canarie, des querelles s’élevèrent entre la Salle et Béthencourt, et le premier ayant vu ses prétentions repoussées par le roi de Castille qu’ils avaient pris pour arbitre, abandonna son compagnon. Depuis lors, nous n’avons plus retrouvé sa trace. La relation de cette expédition, faite par deux serviteurs de Béthencourt, le franciscain Pierre Bontier et Jean le Verrier, prêtre, a été publiée en 1629 par Pierre Bergeron, sous le titre de Hist. de la première découverte et conqueste des Canaries, faite en 1402, par Jean de Béthencourt. Paris, petit in-8°, réimprimé en 1735, in-4°.