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MCCXLII

Rémission accordée à Jean Dorin, de Châtellerault, jeune homme de dix-huit ans, infirme, qui, dans une rixe provoquée par celle-ci, avait frappé mortellement d’un coup de couteau la chambrière de sa grand’mère, avec laquelle il habitait.

  • B AN JJ. 182, n° 136, fol. 74 v°
  • a P. Guérin, Archives historiques du Poitou, 32, p. 344-349
D'après a.

Charles, etc. Savoir faisons à tous, presens et avenir, nous avoir receu l’umble supplicacion de Jehan Dorin, filz de Gilet Dorin, demourant à Chastelleraud, contenant [p. 345] que ledit Gilet Dorin1 fut jà pieça conjoinct par mariage avecques une nommée Raymonde Benaiste, de la ville de Limoges, desquelz et de leur mariage sont yssuz deux enfans, c’est assavoir ledit Jehan Dorin et Katherine Dorine ; lequel Jehan Dorin, estant bien petit enffant et encores à la mammelle de sa mère, cheut du lit où sa dicte mère l’avoit mis à terre en la ruelle dudit lit, à la [quelle] choiste le dit suppliant se foula telement qu’il en devint bossu d’une espaule. Et à ceste occasion a esté et encores est foible et de petite stature et n’est pas bien sain de sa personne, ne n’est que en l’aage de dix huit a vint ans ou environ ; et a toute sa jeunesse tousjours demouré en l’ostel de la mère dudit Gilet Dorin, demourant audit lieu de Chastelleraud, nommée Marion Dignaye, vefve de feu Jehan Dorin, aieul dudit suppliant, excepté environ deux ans qu’il demoura à Poictiers, chez feu Jean Pradeau2, pour lors aumosnier de l’aumosnerie de Saint [p. 346] Anthoine de Saint Hillaire le Grant de Poictiers et chanoine de ladicte eglise de Saint Hillaire. Et encores naguères demouroit ledit suppliant avecques sadicte aieulle, qui estoit seulle en sa maison et chambre quant à son estat, excepté qu’elle avoit et a acoustumé d’avoir tousjours varlet et chamberière, et le nourrissoit et tenoit son estat, et il la servoit le mieulx qu’il povoit, selon sa possibilité et foiblesse, et lui mettoit par escript ses besongnes et affaires. Et jusques à ce que le dimanche après la feste du Saint Sacrement derrenierement passé, sadicte aieulle alla à Prulli veoir une sienne fille ilecques mariée et laissa pour la garde de sa maison ledit suppliant ; car elle avoit en lui perfaicte fiance et plus que en nul autre de son hostel. Aussi est il son nepveu3, comme dit est, et l’avoit tousjours nourry. Et advint que le jeudi ensuivant les octaves de la dicte feste du Saint Sacrement, ledit suppliant et ung nommé Jehan Duboys, varlet de ladicte vefve, s’esbatoient et jouoient d’une espée à deux mains, et en eulx esbatant rompirent les cordes des courtines du ciel du lit de la chambre de ladicte vefve, aieulle d’icellui suppliant. Et sur ce survint une nommée Jehanne Loye, chamberière de ladicte vefve, aieulle dudit suppliant, qui demanda qui avoit rompues lesdictes cordes. A quoy ledit suppliant respondy que ce avoit il fait ; et elle lui va dire bien mal gracieusement et arrogamment qu’elle le diroit à sa dame et maistresse ; et le dit suppliant lui dist que si elle y estoit, qu’elle n’en diroit jà tant comme elle. Et icelle chamberière dist teles parolles ou semblables en substance : « Elle ne feroit vostre sanglant [p. 347] gibet ! Ha, ha ! quel bavart ! » Et ledit suppliant lui dist qu’elle ne lui dist plus teles parolles. Et là estoit le filz du mestaier de ladicte vefve, auquel ledit suppliant dist qu’il montast sur une scabelle pour adouber lesdictes cordes dudit ciel, et la dicte chamberière dist qu’il ne les adouberoit point. Et comme le dit filz dudit mestaier, nommé Jehan Gibaut le jeune, fut monté sur la dicte scabelle, ladicte chamberière, qui n’estoit pas contente que les dictes cordes fussent adoubées, se approucha dudit Gibaut et s’efforça de son povoir de le faire cheoir à terre ; et qui plus est ladicte chamberière print le baston dudit lit et de loing du long dudit baston s’efforça d’en faire descendre ledit Gibaut. Adonc le dit suppliant se mist entre deux, pour garder que ladicte chamberière ne feist cheoir ledit Gibaut, et en la reppellant lui bailla de la main sur l’espaule, et elle dist encores telles ou semblables parolles en substance : « Hé, hé ! vil, hort bavart, me viens tu frapper ! » Et oultre plus, icelle chambrière qui estoit une grosse femme replette, de l’aage de xxv. à trente ans ou environ et bien grande femme, non contente de vituperer ledit suppliant, se print à icellui suppliant, et en le cuidant getter à terre, le getta contre le pié du lit et lui bailla sur la teste trois ou quatre coups le plus fort qu’elle peut. Et quant le varlet vit qu’elle le gourfouloit aussi fort, il se mist entre deux et les desprint. Et quant ilz furent desprins et departis, ledit suppliant print ung baston qu’il trouva en la cheminée, pour soy garder et repeller la force de la dicte chamberière, et pour l’en frapper, si elle se approuchoit de lui. Et ladicte chamberière s’approucha dudit Dorin et lui osta ledit baston, car il n’avoit pas la force de resister contre elle qui estoit forte femme, comme dit est, et dudit baston lui bailla quatre ou cinq coups, c’est assavoir deux sur la teste et le surplus sur les espaules, et le tenoist soubz elle. Et ledit varlet voyant ce, osta à ladicte chamberière ledit baston, et les desprint de rechief. Et eulx ainsi departiz, [p. 348] ledit suppliant se recula et ladicte chamberière, non contente de ce, le suivit pour le vouloir encores frapper. Et ledit suppliant, voyant et doubtant qu’elle ne le mehaingnast ou estomast du corps, tira ung cousteau qu’il avoit, lequel il mist devant lui, à ce que la dicte chamberière n’approuchast de lui et ne lui meffeist ; mais ladicte chamberière qui estoit de grant couraige, fort esmeue et eschauffée, s’approucha dudit suppliant et s’efforça de lui oster sondit cousteau, et en eulx remuant et demenant l’un l’autre, et ainsi qu’elle tenoit ledit suppliant parmi le bras, icellui suppliant l’attaigny ung coup ou coul du costé destre ; et tantost cheut icelle chamberière à terre. Et toutes voies ledit suppliant ne la cuidoit point avoir actainte dudit cousteau, et fut icelle chamberière par aucun temps à terre, et après icellui suppliant ala regarder icelle chamberière et lui leva la cornière de son chapperon, et vit qu’elle seignoit. Et lors dist telz motz par grant desconfort : « Haa ! malgré ma vie, elle est affoulée ! » Et tantost fut alé querir ung nommé Yvonnet de la Mote, barbier, qui demeure près de l’ostel de ladicte vefve, mais il n’y voult mettre la main pour estanchier le sang qu’elle gettoit habondamment, sinon que maistre Jehan Des Mons, qui estoit cyrurgien, y fust ; lequel on ala querir, et le temps pendant que on mist à l’aler querir et lui en venir, elle perdit largement de son sang. Et quant ledit Des Mons y fut venu, il y mist les mains et la gouverna ainsi qu’il peut et sceut. Et depuis ce vesqui l’espace de sept jours, c’est assavoir depuis ledit jeudi que ledit coup lui fut baillé jusques au mercredi ensuivant. Et pendant ce qu’elle a estée malade dudit coup, elle de son esmouvement a dit par pluseurs foiz à gens de bien qu’elle estoit cause de son mal ; et à ceste cause, pour ce qu’elle disoit qu’elle en estoit cause, la mère d’elle la tensa par plusieurs foiz en lui donnant charge et la blasmant de ce qu’elle avoit esté si rigoureuse et voulu maistrier ledit [p. 349] suppliant. Et en perseverant en son entencion et demonstrant qu’elle estoit cause de son dit mal et cas avenu, et que ledit suppliant ne l’avoit ne n’a pas fait à son essient, ung jour entre autres, requist qu’elle parlast audit suppliant, lequel on lui fist venir. Et quant il fut devers elle, lui dist : « Ha ! mon amy Jehan Dorin, je suis cause de mon fait et mal, et du cas dessus dit ; je vous pry, pardonnez moi ! » Et ledit suppliant lui pardonna. Mais ce non obstant et que par ce que dit est ledit suppliant n’ait baillé ledit coup à son essient, et soit ledit cas avenu fortunement et par meschief, et n’eussent paravant icellui suppliant et ladicte chamberière rancune ne debat, et n’ait jamais icellui suppliant esté actaint ne convaincu d’aucun vilain cas, blasme ou reprouche, ains a tousjours esté de bonne vie, renommé et honneste conversacion, neantmoins ledit suppliant doubte rigueur de justice et que ores ou pour le temps avenir on le voulsist, à cause dudit cas, poursuir et durement traicter, traveiller et molester, se nostre grace et misericorde ne lui estoient sur ce imparties, si comme il dit, humblement requerant d’iceulx. Pour ce est il que nous, ces choses considerées, voulans misericorde preferer à rigueur de justice, audit suppliant avons ledit cas quicté, remis et pardonné, etc. Si donnons en mandement par ces presentes au seneschal de Poictou et à tous noz autres justiciers, etc. Donné à Angolesme, ou moys de juillet l’an de grace mil cccc. cinquante et trois, et de nostre règne le xxxie.

Ainsi signé : Par le roy, à la relacion du conseil. S. Des Vergiers. — Visa. Contentor. E. Froment.


1 MM. Beauchet-Filleau, traitant de la famille Dorin du Châtelleraudais, mentionnent un Gillet Dorin, clerc extraordinaire des comptes à Paris, qui possédait le fief « Doment » dont il rendit aveu le 4 juin 1462, et avait eu une fille, Michelle, mariée à François Milcendeau, et un fils nommé Aimery. (Dict. des familles du Poitou, 2e édit., t. III, p. 144.) L’aveu en question est du 4 juillet 1462 (Arch. nat., P. 1145, fol. 147 v°) ; il n’y est pas dit que ce Gillet Dorin était clerc des comptes, et il pourrait tout aussi bien se rapporter au père de Jean Dorin, au profit duquel sont délivrées les présentes lettres de rémission. Le véritable nom de l’hébergement dont il s’agit serait peut-être Domine sur le Clain (tenu de la Tour-de-Naintré), mais il n’y a dans ce texte aucune indication de mouvance. C’est une simple analyse, d’une écriture très négligée. Par contre, il existe à la Chambre des comptes un document qui émane bien certainement de notre personnage. C’est un acte de foi et hommage pour l’hébergement de Marit en la paroisse de Dissay, mouvant du château de Poitiers, passé à Poitiers, le 29 avril 1453, au nom de Gillet Dorin, demeurant en la ville de Châtellerault. (P. 5661, cote 2828.)

2 Ce Jean Pradeau disputait, en 1422, à Jacques de Fressanges, licencié en lois, prieur séculier de l’église Sainte-Radegonde de Poitiers, la possession et saisine de la cure du bourg de « Selainhac » au diocèse de Limoges. Une sentence d’excommunication fut rendue contre lui à cette occasion, et la cure fut mise en la main du roi, en attendant le jugement définitif. Ce litige se termina, le 29 novembre de cette année, par un accord aux termes duquel Jacques de Fressanges fut reconnu légitime possesseur de cette cure et abandonna en échange à Pradeau celle de Saint-Eutrope « du Chazant » en Limousin. (Arch. nat., X1c 124, n° 80.) On retrouve Jean Pradeau, le 16 mai 1432, qualifié alors aumônier et chanoine de Saint-Hilaire de Poitiers. Comme tuteur de ses neveu et nièce, Itier et Arnaude Vidal, enfants de feu Martial Vidal, pair de la Rochelle, et de sa seconde femme, il transigeait avec Mathieu Vidal, fils du premier lit, et mettait fin à une contestation au sujet de l’héritage de leur père, pendante par devant le juge des consuls de Limoges. (Id., X1c 143A, n° 111.)

3 Sic, avec le sens de petit-fils.