II

Nous avons montré, dans l'introduction du précédent volume, l'intérêt qu'offrent souvent pour l'histoire proprement dite les lettres de rémission, et relevé les principaux événements qui y sont relatés. Les textes publiés dans celui-ci n'ajoutent qu'un faible contingent à cette énumération. Les renseignements que l'on y peut signaler remontent tous à la fin de l'occupation anglaise, nos lettres visant parfois des délits commis depuis fort longtemps, comme celles qui furent accordées, en janvier 1399, à Simon Forestier pour sa participation au meurtre d'un brigand, accompli quarante ans auparavant, par une troupe d'hommes commandés par Pierre Quinquaut, religieux de l'ordre de Grandmont, frère fermier du prieuré d'Entrefins près l'Isle-Jourdain (p. 328).

Ainsi ils nous apprennent que le château-fort de Font-le-Bon fut occupé pendant six mois, en 1373-1374, par une compagnie d'Anglo-Gascons, et que Simon Vigouroux, habitant du pays, dont le père s'y était réfugié avec ses biens à cause de la guerre, servit alors de clerc aux capitaines ennemis, Perrot de Fontaines, dit le Béarnais, bien connu de Froissart, et Andrivet de la Corsilhanne, dont il écrivait les sauf-conduits (p. 73-76). Ils fournissent quelques détails sur le siège soutenu par l'église fortifiée d'Aytré, près la Rochelle, pendant lequel l'un des défenseurs, originaire de la châtellenie de Fontenay-le-Comte, Guillaume Grillebert, prisonnier échappé aux mains des Anglais, leur fut rendu, malgré ses protestations ; après quoi ils le mirent à mort, au mépris de la foi jurée (p. 332-333). Un autre acte nous fait connaître une attaque de l'île de Noirmoutier par la flotte anglaise, en 1388, et le débarquement d'une nombreuse troupe de gens d'armes, qui « ont assailli et donné pluseurs grans et terribles assaulx aux chastel et forteresse d'icelle, en iceulx efforçant de les prendre et occuper » (p. 89).

Les rémissions d'ailleurs sont surtout intéressantes pour la connaissance des mœurs de nos ancêtres, à la fin du XIVe siècle ; il est même peu de documents aussi réellement curieux à ce point de vue. Autant de lettres, autant de scènes diverses de la vie privée, scènes peu édifiantes par exemple. Nous avons groupé en trois catégories les traits les plus saillants de ces petits tableaux, suivant qu'ils se rapportent au clergé, à la noblesse ou aux gens du commun, et nous allons les passer successivement en revue. Point n'est besoin de dire que l'on ne saurait avoir la prétention d'écrire l'histoire complète des mœurs d'une époque, à l'aide de ces seuls documents. Ils ne seraient certainement pas suffisants pour une tâche aussi vaste et aussi complexe. Nous ne leur empruntons naturellement que ce qu'ils peuvent offrir ; or ils ne nous laissent voir à peu près qu'un côté de la question, le côté des vices et des passions mauvaises. Assurément tous les hommes, clercs et laïques, aux dernières années du XIVe siècle, n'étaient point des meurtriers ou des débauchés, comme ceux que l'on rencontre à chaque pas dans nos textes. Ils devaient être, pour la plupart, des hommes honnêtes, ou tout au moins soucieux de n'avoir jamais aucun démêlé avec la justice. Toutefois, en présence de certains usages blâmables admis couramment, d'abus qui ne choquaient personne, devant le grand nombre d'exemples de gens corrompus, devant la fréquence des crimes, il est difficile de conclure autre chose sinon que la moralité était bien défaillante dans toutes les classes de la société d'alors, même parmi les membres du clergé, séculier et régulier.

Les moines et les prêtres allaient à la taverne, y buvaient et jouaient avec les autres, portaient l'épée ou d'autres armes à la ceinture, fréquentaient les femmes de mœurs légères. Ces habitudes qui scandaliseraient aujourd'hui, semblaient alors, il est vrai, simples et naturelles. Elles n'en présentaient pas moins de sérieux inconvénients. Après boire, on se querellait, il s'élevait des rixes qui souvent finissaient mal. Des clercs, qui auraient dû chercher à les apaiser, y prenaient part et pouvaient devenir victimes ou meurtriers. Ils ne se faisaient même pas faute d'être agresseurs, comme Michel Quarrot, prêtre de Saint-Michel-en-l'Herm, qui, entrant à la taverne, s'adresse grossièrement à un buveur, lui jette du vin au visage en lui disant : « Vilain chassieux, qui te fait boire céans ! » On sort, le prêtre tire son épée pour en frapper Guillaume Abeillon. Survient le frère de celui-ci, une mêlée s'engage et finalement Michel Quarrot est tellement battu qu'il succombe quelques jours après à ses blessures (p. 162). Qu'on lise aussi la scène de brutalités qui se passa dans une hôtellerie de Saint-Cyr-en-Talmondois. Quatre personnes, dont un moine, nommé frère Denis, étaient attablés pour boire le vin d'un marché, après quoi ils dînèrent ensemble. L'un d'eux, n'ayant pas de quoi payer son écot, dut bailler son couteau en gage à l'hôtelière. Les autres lui reprochèrent sa conduite et frère Denis se prenant à lui, le jeta dans le feu où il s'efforçait de le maintenir. On l'arracha de ses mains, et ils se remirent tous à boire. Bientôt une nouvelle querelle s'éleva. Guillaume Benoît, dont la robe avait été brûlée, donna un démenti au moine. Celui-ci furieux se précipita de nouveau sur le malheureux homme, l'abattit à terre et l'accabla de coups de poing, en le foulant des genoux de toute sa force. Puis il voulut le contraindre à se relever. Benoît ne le pouvant, frère Denis alla chercher une grosse poignée de paille et la jeta toute enflammée sur sa victime, qui mourut de ces mauvais traitements (p. 140-143).

A Saint-Pierre-du-Chemin, il y avait deux prêtres dont la conduite était bien plus répréhensible encore. Ils cherchaient noise à tout le monde et poursuivaient dans les rues leurs parroissiens à coups de pierres et de bâtons. C'était jeu dangereux, et l'un d'eux finit par y perdre la vie. Il se nommait Etienne Merceron. Sa mort dut être un événement heureux pour le pays. Car on nous le représente sous les couleurs les plus noires. Prêtre excommunié, il continuait néanmoins à célébrer les saints offices. Voleur, meurtrier, envoûteur, il avait débauché une femme mariée, dont il avait quatre enfants, battait son père et sa mère, dérobait les vases sacrés de son église, etc., etc. (p. 197). Ce portrait achevé d'homme stigmatisé par tous les vices mériterait d'être reproduit textuellement, si on ne pouvait le lire quelques pages plus loin.

Nous pouvons citer l'exemple de deux autres curés qui ne craignaient pas de détourner du devoir conjugal les femmes de leurs paroissiens, et furent châtiés par les maris outragés. Jean Tranchée, religieux de Saint-Hilaire de la Celle et chapelain de Senillé près Châtellerault, poussa l'audace jusqu'à se glisser nuitamment dans une maison du village, pour avoir la compagnie de la femme d'André Gauvain, couchée à côté de son mari endormi. Celui-ci s'étant réveillé, le religieux s'enfuit ; mais une fois dehors, il s'arma d'une grande barre de bois et provoqua son rival. Gauvain sortit à son tour, tenant une hache à la main et en frappa le chapelain d'un coup à la tête (p. 56). Pierre Mériot, curé d'Asnois, avait séduit la femme de Pierre Vigouroux. Tout le monde le savait dans le pays ; on avait vu plusieurs fois le prêtre, en l'absence du mari, pénétrer dans son hôtel. Ce dernier l'apprit et courroucé alla, en compagnie de deux de ses cousins, demander des explications au curé, qui osa lui dire en face qu'en effet il était l'amant de sa femme, et le menaça d'une dague nue qu'il tenait. Les trois hommes alors se jettent sur Mériot, l'entraînent au milieu de la rue, l'accablent de coups et le laissent mort sur la place. Le curé d'Asnois était d'ailleurs coutumier du fait. A Loudun, où il résidait auparavant, il avait mené la même vie débauchée ; de plus, on l'accusait d'avoir détourné des ornements sacrés en l'église de Saint-Sulpice de Charroux (p. 136-138).

Lorsqu'ils ne s'en prenaient pas aux femmes mariées, les moines s'attaquaient aux jeunes filles. Louis de Nesson, prieur de Saint-André de Mirebeau, frère Nicolas de Gironde et Jean de Redont, venant de Poitiers, entrent dans une taverne aux Roches-de-Mavault pour se rafraîchir, y trouvent une jeune fille de quatorze ou quinze ans et l'enlèvent. L'un d'eux la prend en croupe et ils l'emmènent à Mirebeau, où pendant cinq jours ils en firent leur plaisir. La mère porta plainte, ce qui parut beaucoup les étonner. La justice mit la main sur leurs biens et ils durent quitter le pays, pour ne pas être traînés en prison. Leur sort eût été bien triste, si une bonne rémission ne les eût soustraits à toute poursuite. Pour l'obtenir, ils n'eurent qu'à déclarer qu'ils n'avaient pas usé de violence, et que la jeune fille était parfaitement consentante (p. 366). Après quoi ils reprirent sans doute le cours de leurs exploits.

Voyons maintenant les membres du clergé coupables d'homicides ou d'assassinats. Lorsque Jean Le Masle, nouvel évêque de Maillezais, fit sa joyeuse entrée dans sa ville épiscopale, il y avait dans les prisons de l'officialité, un prêtre, Guillaume Perraudeau, curé de Longèves, accusé du meurtre de Jean Rolland, l'un de ses paroissiens, et qui attendait depuis longtemps son jugement. C'était la coutume qu'en ce jour de fête l'évêque délivrât les prisonniers et les déclarât solennellement absous des délits ou crimes pour lesquels ils étaient poursuivis, même quand la culpabilité était bien établie. Perraudeau dut sa liberté à cette heureuse circonstance ; pour plus de sûreté, il fit ratifier par le roi les lettres d'absolution expédiées par son évêque. Ce genre de document se rencontre assez rarement et mérite de ne point passer inaperçu. On n'y trouve pas la relation détaillée du fait, mais la forme en est curieuse (p. 132-134).

En l'absence de renseignements précis, on peut supposer que le crime du curé de Longèves n'était qu'un homicide accompli dans un moment de colère, à la suite d'une discussion. Les faits dont il nous reste à parler sont autrement graves. Vers l'Ascension de l'année 1386, l'abbé de Sainte-Croix de Talmont périt de mort violente. Il avait été tué par deux de ses moines, frères Jean Assailly et Laurent Joveteau, qui, profitant de son sommeil, l'avaient attaqué traîtreusement, au milieu de la nuit, et frappé de leurs épées. Les lettres de rémission qui nous révèlent cet assassinat prémédité ne sont point données en faveur des deux indignes religieux, mais au profit d'un habitant de Beaulieu-sous-la-Roche, qu'ils avaient voulu rendre complice de leur crime. Pour le décider à pénétrer avec eux dans le monastère, ils lui donnèrent pour raison qu'il s'agissait de surprendre des voleurs qui rôdaient la nuit autour de leur abbaye, et lui promirent dix sous de récompense. Cet homme avait dû assister impuissant à la scène du meurtre ; il prétendait que non seulement il n'avait pris aucune part au crime des moines, mais que même il avait voulu s'y opposer et que ceux-ci l'avaient blessé grièvement. Il faut dire que la supplique de Jean de Beaufort fut présentée huit ans après l'événement et qu'au bout de ce temps il était difficile de déterminer exactement son rôle (p. 160-161).

D'autres lettres accordées à peu près dans les mêmes conditions relatent le meurtre de Jean Maigrebeuf, chanoine régulier de l'ordre de Saint-Augustin, prieur de la Chapelle-Hermier, en 1396, dont l'auteur fut aussi un religieux de son couvent. Un soir sur le tard, le prieur était entré dans une hôtellerie de cette localité. A peine installé à table pour souper, survint frère James Joudouin, qui portait une épée au côté. Apercevant son supérieur, il se dirigea immédiatement vers lui, tira son épée et s'écria : « Ribaut moine, vous m'avez fait execommenier, mais par le sanc Dieu ! vous mourrez à present. » Les personnes qui se trouvaient à la taverne intervinrent à temps pour l'empêcher de frapper. Frère James sortit alors en proférant des menaces. On voulut ensuite garder le prieur à l'hôtel pour la nuit, mais malgré toutes les représentations qu'on put lui faire, il se retira à son tour, en déclarant que son adversaire ne lui inspirait nulle crainte et qu'il ne l'empêcherait pas de faire ce que bon lui semblait. Deux hommes qui avaient assisté à l'altercation, inquiets des suites qu'elle pouvait avoir, se dirigèrent une heure après vers le prieuré. De loin ils entendirent un bruit de lutte, et quand ils eurent pénétré dans le couvent, ils trouvèrent frère James l'épée nue au poing et le prieur étendu par terre, criblé de blessures. Le moine, de plus en plus exaspéré, contraignit les arrivants à frapper sur sa victime, les menaçant, s'ils s'y refusaient, de leur faire subir le même sort. Jean Maigrebeuf succomba quelques jours après (p. 276-280).

Terminons par une scène moins tragique ce qui se rapporte aux membres du clergé, et donnons un aperçu des difficultés qui surgissaient parfois à propos du payement de la dîme. Lorsque la moisson était terminée et les gerbes nouées, on les comptait, et le curé venait prélever sa part, ou y envoyait son valet. C'est avec cette simplicité du moins que les choses se passaient à la Chapelle-Thireuil. Un habitant de cette paroisse, Etienne Dousset, prétendant qu'il lui avait été pris pour la dîme plus de blé qu'il n'en devait réellement, avait à ce sujet une discussion avec le valet du prêtre, devant son hôtel. Le prieur-curé, Jean Aymer, qui n'était pas, paraît-il, d'humeur accommodante, arriva sur ces entrefaites et pour entrer en matière, il dit à son paroissien « qu'il paioit mauvaisement sa dîme, et qu'il estoit excommenié comme un chien. » Dousset lui répondit qu'il mentait, et la dispute continua par des injures. Le curé s'oublia au point de cracher au visage de son adversaire. Celui-ci riposta à l'insulte par un soufflet. La justice seigneuriale, saisie de l'affaire, était en train de faire expier chèrement à son auteur ce mouvement de vivacité, quand intervint la grâce royale (p. 362-364).