IV

Après les faits qui viennent d'être exposés, on ne peut s'attendre à trouver plus polies ou plus douces les mœurs de la moyenne et de la basse classe, bourgeois, gens de métiers ou paysans. La grossièreté et la violence en constituent de même la caractéristique absolue. Parmi les délits de droit commun, pour lesquels les rémissions sont octroyées, les homicides tiennent la première place et de beaucoup la plus considérable ; ils sont fréquemment la conséquence de l'ivresse, de disputes pour des motifs très divers, souvent les plus futiles, et surtout des querelles de jeu. Les retours de foires et marchés sont des occasions de rixes ; on a bu plus que de raison, on s'arrête encore dans les tavernes que l'on trouve en route ; les têtes s'échauffent, aux discussions succèdent les coups, et quelque malheureux reste sur le chemin, mortellement frappé1. Ces cas de meurtre sont tellement nombreux, que nous devons nous en tenir, en ce qui les concerne, à des observations d'un caractère général.

Plusieurs ordonnances royales publiées dans le cours du XIVe siècle interdisaient formellement le port d'armes2, sauf aux gentilshommes, et le grand nombre même de ces prohibitions atteste qu'elles étaient peu respectées. On constate en effet dans les rémissions que les gens du commun avaient à leur disposition toutes sortes d'armes offensives. Les coups mortels sont quelquefois portés tout simplement avec « un petit coustel à trenchier pain », mais on voit le plus ordinairement que le meurtrier s'est servi d'une épée, d'une dague, d'un bazelaire, qu'il portait à sa ceinture, ou d'une demi-lance, d'un demi-glaive, d'une masse d'armes, etc.3. Cette remarque explique comment des rixes, qui n'auraient pas dû, étant donné les motifs, avoir de conséquences graves, avaient presque toujours une issue fatale.

Les infidélités conjugales sont encore une cause fréquente d'homicides. Nous avons relevé six cas de cette nature dans le présent volume. Tantôt c'est le séducteur qui est frappé par le mari outragé, tantôt c'est la femme coupable qui reçoit son châtiment4. D'autres fois la cupidité ou des discussions d'intérêt motivent des scènes tragiques, même entre les membres d'une même famille. Michel Bastier, après son mariage, réclame aux parents de sa femme les biens meubles qui lui revenaient. On procède à un partage de bêtes à laine. Mécontent de son lot, le gendre prétend l'augmenter et s'empare de force d'une des plus belles brebis du troupeau. La belle-mère veut s'y opposer, il la bat cruellement et la jette par terre. Le fils arrive au fort de la querelle et, voyant sa mère ainsi maltraitée, tire un couteau et étend son beau-frère mort sur la place (p. 77). Ailleurs, c'est au retour d'un enterrement qu'une dispute éclate entre les héritiers de la défunte qui avaient « beu et mengié oultre mesure5 ». On peut ranger encore, dans cette catégorie, le meurtre commis par Maurice et Colin Bertin, métayers de Jean Buor, écuyer, en sa terre de la Lande, sur Jean Godet qui leur contestait le droit de pâturage dans un pré qui leur était commun, et s'était saisi de leurs bœufs (p. 212).

Il a été question dans notre précédent volume de paysans qui, poussés à bout par des malfaiteurs, s'unissent ensemble pour leur donner la chasse et les assommer à coups de bâtons. Cela se passait à Saint-Martin-de-Bernegoue et à Azay-le-Brûlé, où Etienne Giboin et un nommé Turpelin, anciens routiers, étaient venus s'établir, ne vivant que de vols et de pillages et se faisant des ennemis de tous les habitants du pays. Ils périrent l'un et l'autre de la même façon tragique. Quelques nouveaux détails touchant ces événements particuliers se trouvent dans le présent volume (p. 71 et 129), qui relate en outre un autre fait analogue. Les ouvriers employés aux travaux, du port maritime que le duc de Berry faisait creuser à Niort, allaient souvent marauder dans la campagne voisine, et les paysans se tenaient sur la défensive. Une nuit, il en était venu une bande armée à Saint-Liguaire ; ils étaient en train de piller le verger de Thomas Bouchet, quand celui-ci, son fils et un voisin leur coururent sus à coups de pierres. L'un des maraudeurs, nommé Jean Quéniot, fut tué. « C'estoit homme qui avoit suy les routes et guerres par l'espace de quinze ans ou environ, et tant que, au retourner des dictes guerres, sa mere et ses parens le descongnurent, et suyvoit voulentiers les tavernes et les compaignies » (p. 182).

Deux lettres où il est question d'homicides par imprudence sont intéressantes à des points de vue divers. La première donne une idée de la façon dont on concevait l'éducation des enfants dans les campagnes. Jean Moynet, pauvre laboureur, père de quatre enfants, avait entre autres une fille de treize ans, d'un naturel vicieux et indiscipliné. Il essayait bien de la corriger « par enseignemens de paroles et par bateure de petites vergetes, les autres foiz en la faisant tenir enclose en son hostel » ; mais elle était rebelle à tous les châtiments. Une fois elle s'enfuit de la maison paternelle et resta un jour entier dehors. Des gens d'un village voisin qui la connaissaient, la voyant ainsi errante, la ramenèrent de force chez son père. Celui-ci courroucé imagina une punition qui, pensait-il, serait plus efficace que les autres ; il l'enferma dans un grand tonneau, où il y avait un peu de marc de raisin, et en boucha soigneusement l'ouverture. Au milieu de la nuit, jugeant que le châtiment avait assez duré, il voulut délivrer la fille de sa prison. Comme elle ne répondit pas à son appel et qu'il ne l'entendait pas remuer, il crut qu'elle avait trouvé moyen de sortir et la chercha dans tous les coins de la maison. Ne la trouvant pas, il revint au tonneau et s'aperçut alors qu'elle était morte étouffée (p. 44).

La seconde lettre fournit quelques renseignements utiles touchant la navigation et les péages sur la Sèvre. Des bateliers conduisant du vin de Saint-Liguaire à Marans avaient fait escale au port de Coulon, « pour oïr messe et paier le passage et coustume » dû au seigneur du lieu. Au moment de repartir, ils furent accostés par Laurent Bernard, ouvrier charpentier, qui, devant se rendre aussi à Marans, les pria de lui donner une place sur leur bateau. Ils y consentirent. Une fois embarqué, le passager voulut se rendre utile et se mit à la manœuvre, tantôt avironnant, tantôt dirigeant le gouvernail. A ce dernier poste, dans son inexpérience, il imprima un faux mouvement à la barre et tomba à l'eau. Les compagnons ne s'aperçurent pas de suite de sa disparition, de sorte qu'il eut le temps de se noyer. Arrivés à Arçais, autre port sur la Sèvre, les deux mariniers, craignant d'être inquiétés, bien que l'on ne voie pas ce qui aurait pu leur être reproché, si l'accident s'était produit ainsi qu'ils disaient, abandonnèrent leur bateau et prirent la fuite (p. 250).

Les autres rémissions accordées à des gens du commun peuvent être classées sous les chefs suivants : Fausse monnaie. La fabrication de la fausse monnaie était un crime irrémissible. Aussi les trois accusés dont nous publions les lettres de grâce, Perrinet de la Charité, Jean Pinon et Jean Aubert, n'étaient-ils coupables que d'émission de monnaies altérées ou de fréquentation avec les faux monnayeurs (p. 5, 14, 403). — Infanticide. Berthomée Nynon, femme veuve de la paroisse Notre-Dame de Vallaus, ayant accouché clandestinement, était soupçonnée d'avoir tué son enfant, mais elle prétendait qu'il était mort accidentellement et qu'elle avait pris soin de l'ondoyer (p. 341). Jean Durand, de Palluau, quoique marié et père de plusieurs enfants, débaucha une jeune veuve, dont les frères étaient placés sous sa tutelle, ce qui lui permettait de la fréquenter sans éveiller les soupçons, et la rendit mère. Celle-ci, aussitôt la naissance de l'enfant, se débarrassa de lui et l'enterra secrètement. Elle avoua tout à son séducteur et le décida à fuir avec elle. Pris de remords, Durand s'en alla en pèlerinage à Rome, puis, à son retour, pour pouvoir retourner auprès de sa femme et de ses enfants, qu'il avait ainsi abandonnés, il sollicita et parvint à obtenir sa grâce (p. 352).

Pêche prohibée. Jean Morisset et Jean Maynart, demeurant le premier à la Rochemenue et l'autre à Naide, villages dépendant de la paroisse de Saint-Loup-sur-Thouët, avaient été pris de nuit en flagrant délit de pêche dans l'étang de Gourgé, au détriment de Geoffroy d'Argenton, seigneur du lieu, avec un engin appelé « verzeul », qu'ils avaient trouvé dans la rivière de Thouët et s'étaient approprié (p. 47). — Vols. Guillaume Brigeau, qui avait eu à bail la ferme de Giez appartenant au prieuré de la Millière, se vit un jour supplanté et par suite réduit à la pauvreté. Alors il se laissa entraîner à soustraire à son heureux remplaçant deux veaux qu'il vendit à un boucher de Vivonne. Sur le point d'être découvert, il se constitua volontairement prisonnier et remboursa au propriétaire le prix de la vente (p. 261). Jean Martin, dit Chrétien, et Jean Fouquaut de la Blotière, étaient aussi emprisonnés pour vol, le premier de cinq bœufs, le second d'un porc (p. 380, 408). — Viol. Un jeune laboureur, marié et père de famille, demeurant à Charzais, étant en état d'ivresse, avait pénétré un soir en brisant la porte, chez une femme entretenue (on disait alors maintenue) par un prêtre, et lui avait fait violence. Dans la même expédition, il s'était approprié de l'argent et divers objets appartenant à sa victime, qu'il avait d'ailleurs restitués depuis. Il se fit accorder son pardon, en invoquant sa bonne conduite antérieure et en faisant valoir cette circonstance atténuante que la femme était de mœurs dissolues (p. 41). C'est le seul cas de viol que rapporte ce volume. Le précédent en mentionne plusieurs.

Certains de nos documents peuvent fournir des éclaircissements utiles sur des coutumes ou des croyances toutes particulières au moyen âge. Le fait suivant démontre que le droit d'asile était encore en pleine vigueur à la fin du XIVe siècle. Deux bourgeois de Poitiers, Jacquemart de Oudain et Jean Petit, son beau-frère, s'étant rendus coupables d'un meurtre, se réfugièrent en franchise dans l'abbaye de Montierneuf et y demeurèrent cinq mois, c'est-à-dire jusqu'au jour où ils obtinrent leur pardon (p. 299-301). — Il est fréquemment parlé d'assurement dans les lettres de rémission. C'était un usage ancien qui consistait en ceci. Lorsque deux personnes avaient quelque motif de haine par suite de question d'intérêt ou de dissentiment sur un sujet quelconque, elles pouvaient, à la requête de l'une d'elles craignant pour sa sûreté, être ajournées devant leur juge naturel et invitées à jurer, sous la foi du serment, qu'elles n'entreprendraient rien l'une contre l'autre et ne chercheraient pas à se nuire. Cet engagement avait pour conséquence de mettre les deux adversaires en la sauvegarde royale, ce qui rendait beaucoup plus grave tout manquement à la foi jurée. Les peines encourues dans ce cas étaient très sévères. C'est pourquoi telles enfreintes d'assurement qui paraissent légères, comme injures simples ou voies de fait sans effusion de sang, obligeaient le contrevenant à recourir à la clémence du roi. L'assurement n'était pas toujours réciproque. Si la partie ajournée faisait défaut, le demandeur seul bénéficiait de la sauvegarde, mais il devait la faire signifier à son adversaire. En voici un exemple probant. Jean Barrault avait requis et obtenu assurément contre Maurice Buor, et l'en avait informé. Celui-ci irrité l'alla trouver et lui dit : « Pourquoi m'as-tu fait adjourner ? » et en même temps il le bouscula et leva la main pour le frapper, « et l'eust feru, se ne feussent les assistans. Pour occasion desquelles choses, nostre procureur s'efforce de le mettre en procès, en concluant contre lui à toutes fins, et se doubte pour le dit cas d'estre griefment pugny ». Pour le seul fait d'avoir menacé sa partie adverse, qui avait assurément, Buor dut se faire délivrer des lettres de rémission6.

Consacrons quelques lignes aussi aux confréries, qui tenaient une place importante dans la vie d'autrefois, et dont on rencontre plusieurs mentions dans notre recueil. C'étaient, comme on sait, des associations de laïques placées sous le patronage d'un saint et dont le but exclusif, au moins à l'origine, était la prière en commun. L'institution primitive finit par dégénérer, et les confréries, par la suite, devinrent avant tout des occasions de réjouissances matérielles, particulièrement de festins, où les excès de tous genres étaient fréquents.

Le village de Saint-Maurice-des-Noues avait une confrérie dont saint Nicolas était le patron. Les membres avaient à leur tête des maîtres ou gouverneurs qu'ils élisaient eux-mêmes chaque année, le jour de la fête du saint, au mois de mai. Et après l'élection, ils se réunissaient dans un banquet. En 1387, Jean Bigot avait été nommé maître et il était fier de cette distinction, ayant « grant voulenté et affection de bien faire son devoir, en l'onneur de Dieu et dudit saint, et aussi des confreres. » Mais il avait des envieux qui réussirent le jour même à faire revenir l'assemblée sur son vote, ce qui l'irrita profondément. Non contents de cette éviction, et après le dîner, quelques-uns de ses adversaires, pour le bafouer, s'emparèrent de lui et le portèrent dans une cuve, où ils l'aspergèrent copieusement. Du coup Bigot, qui d'ailleurs était pris de vin, se fâcha tout à fait; il tira son couteau et en porta un coup à Jean Beuvet qui expira le jour même (p. 328 du t. V). Quelques années plus tard, un autre meurtre fut commis à Saint-Christophe-du-Ligneron, à la suite du festin de la mi-août célébré par les sociétaires de la confrérie de Notre-Dame (p. 252). Les lieux de pèlerinage étaient parfois aussi le théâtre de rixes et de batailles entre habitants de paroisses différentes, que des rivalités de clocher excitaient les uns contre les autres. Un dimanche du mois de juin 1394, les paroissiens de Nieul-le-Dolant, conduits par leur curé, étaient allés en procession à l'église de Sainte-Flaive ; ils s'y rencontrèrent avec ceux de Saint-Georges-de-Pointindoux. Après leurs dévotions accomplies, les pèlerins se répandirent dans le pays où ils burent et mangèrent et se livrèrent à leurs ébats, comme c'était la coutume. Quelques hommes de Pointindoux ayant voulu se faire servir dans une hôtellerie, où ceux de Nieul étaient déjà en nombre, ils en furent chassés par ceux-ci. D'autres altercations partielles eurent lieu. Le conflit, qui avait été menaçant tout l'après-midi, éclata au sortir du village. Dans les deux camps, on s'était armé de bâtons et on se battit ferme. Plusieurs des combattants furent blessés grièvement, et l'un d'eux, paroissien de Pointindoux, périt quatre jours après des coups qu'il avait reçus (p. 175-177).

La croyance à la sorcellerie et aux maléfices était aussi répandue en Poitou que dans les autres provinces. Quelques passages de nos textes en font foi. On prêtait aux sorciers un pouvoir surnaturel, témoin Pierre Camus dont on dit : « C'estoit homme de vie et conversation deshonneste, qui prenoit sur les bonnes gens du païs pain, vin, poulaille et autes choses contre leur voulenté, dont il n'osoient parler, et avecques ce estoit commune renommée que il usoit et ouvroit de mauvais art, comme de sorceries et caraux, et savoit art que seulement pour touchier à une femme, quelle qu'elle feust, elle alast après lui en quelque lieu qu'il la voulsist mener » (V. p. 50). Et ailleurs: « Ladite Morele estoit publiquement et notoirement diffamée d'avoir fait pluseurs sorceries et envoultemens, de quoy pluseurs personnes estoient mors », et l'on donne les noms des gens qu'elle avait envoûtés (p. 383). Ces deux prétendus sorcier et sorcière avaient été assommés à coups de bâtons par des voisins qui redoutaient leurs maléfices. Parmi les accusations que l'on portait contre Etienne Merceron, ce prêtre indigne dont il a été parlé plus haut, on trouve aussi celle d'avoir « baptisé un vouls de cire », qui avait été cause de la mort du sire de la Maynardière (p. 197).

Beaucoup d'autres traits curieux mériteraient d'être notés encore, mais il faut nous borner. Ce qui précède est suffisant pour faire entrevoir le genre d'intérêt qui s'attache aux lettres de rémission ; il ne dispense pas toutefois de les lire. Même en laissant de côté leur objet principal, on y peut recueillir une abondante moisson de menus faits, d'anecdotes, de détails piquants qui nous font pénétrer très avant dans l'intimité de nos ancêtres, en éclairant d'un jour cru, souvent même indiscret, les grands et les petits événements de leur vie privée. On y apprend comment ils s'habillaient, de quels meubles et ustensiles ils se servaient ; on y saisit sur le vif leur caractère, leurs passions, leurs habitudes, leurs occupations, leurs jeux et délassements, et jusqu'à leurs gestes et leurs locutions familières.

Paul Guérin. Paris, 29 octobre 1893


1 Nous pouvons citer dans ce volume quatre meurtres commis en revenant des foires de Bressuire, de Parthenay, de Valence et de Bernezay (p. 54, 239, 271 et 321).
2 Voy. notamment celles de 1311, 1312, 1319, 1355. (Recueil des Ordonnances des rois de France, t. I, p. 493, 504, 695 ; t. III, p. 681.)
3 Cf. particulièrement les p. 200 ,317, 351, 360.
4 Voy. p. 136, 166, 207, 287, 303, 358.
5 Vol. précèdent, p. 244.
6 P. 87. Pour les autres cas d'enfreintes de sauvegarde, voy. les rémissions accordées à Jean de Pons, à Jean Savary, à Jeanne Ancelin et à Etienne Dousset (p. 164, 318, 330 et 363).